L’ ART D’AVOIR TOUJOURS RAISON

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand né en 1788 et mort en 1860.
Son ouvrage, L’ Art d’avoir toujours raison, fut écrit en 1830-1831. Le texte ci-dessous en est extrait, et est toujours d’une actualité brûlante, notamment dans le domaine qui nous intéresse ! A méditer, notamment dans le processus de formation d’un prétendu « consensus » de scientifiques, ou sur la façon de formater l’opinion publique.

Jo Moreau.

La plupart des gens pensent avec Aristote: « Ce qui paraît juste à une multitude, nous disons que c’est vrai » (Éthique à Nicomaque) : il n’y a en effet aucune opinion, aussi absurde soit-elle, que les hommes n’aient pas rapidement adoptée dès qu’on a réussi à les persuader qu’elle était généralement acceptée.

L’exemple agit sur leur pensée comme sur leurs actes. Ce sont des moutons qui suivent le bélier de tête, où qu’il les conduise : il leur est plus facile de mourir que de penser. Il est très étrange que l’universalité d’une opinion ait autant de poids pour eux puisqu’ils peuvent voir sur eux-mêmes qu’on adopte des opinions sans jugement et seulement en vertu de l’exemple. Mais ils ne le voient pas parce qu’ils sont dépourvus de toute connaissance d’eux-mêmes.

Seule l’élite dit avec Platon: « à une multitude de gens, une multitude d’idées paraissent justes », c’est-à- dire le profane n’a que bêtises en tête, et si on voulait s’y arrêter, on aurait beaucoup à faire. Si on parle sérieusement, le caractère universel d’une opinion n’est ni une preuve ni même un critère de probabilité de son exactitude. [Il n’y a qu’à penser à tous les dogmes jadis reconnus officiellement par des sociétés entières et qui par la suite se sont avérés complètement faux. Par exemple, Ptolémée contre Copernic].

Ce que l’on appelle l’opinion commune est, à y bien regarder, l’opinion de deux ou trois personnes; et nous pourrions nous en convaincre si seulement nous observions comment naît une telle opinion. [Comme pour le ragot], nous verrions alors que ce sont deux ou trois personnes qui l’ont admise ou avancée ou affirmée, et qu’on a eu la bienveillance de croire qu’elles l’avaient examinée à fond; préjugeant de la compétence suffisante de celles-ci, quelques autres se sont mises également à adopter cette opinion; à leur tour, un grand nombre de personnes se sont fiées à ces dernières, leur paresse [ou séduction] les incitant à croire d’emblée les choses plutôt que de se donner le mal de les examiner. Ainsi s’est accru de jour en jour le nombre de ces adeptes paresseux et crédules [et séduits]; car une fois que l’opinion eut pour elle un bon nombre de voix, les suivants ont pensé qu’elle n’avait pu les obtenir que grâce à la justesse de ses fondements. Les autres sont alors contraints de reconnaître ce qui était communément admis pour ne pas être considérés comme des esprits inquiets s’insurgeant contre des opinions universellement admises ou comme des impertinents se croyant plus malins que tout le monde.

Adhérer devint alors un devoir.

Désormais, le petit nombre de ceux qui sont capables de juger est obligé de se taire; et ceux qui ont le droit de parler sont ceux qui sont absolument incapables de se forger une opinion et un jugement à eux, et qui ne sont donc que l’écho de l’opinion d’autrui.

Ils en sont cependant des défenseurs d’autant plus ardents et plus intolérants. Car ce qu’ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n’est pas tant l’opinion différente qu’il prône que l’outrecuidance qu’il y a à vouloir juger par soi-même — ce qu’ils ne font bien sûr jamais eux-mêmes, et dont ils ont conscience dans leur for intérieur. Bref, très peu de gens savent réfléchir, mais tous veulent avoir des opinions; que leur reste-t-il d’autre que de les adopter telles que les autres les leur proposent au lieu de se les forger eux-mêmes? Puisqu’il en est ainsi, que vaut l’opinion de cent millions d’hommes ? Autant que, par exemple, un fait historique attesté par cent historiens quand on prouve ensuite qu’ils ont tous copié les uns sur les autres et qu’il apparaît ainsi que tout repose sur les dires d’une seule personne.

Arthur Schopenhauer.