Peu après la déclaration de guerre, mon père prit le chemin de l’exode. Il avait la nationalité américaine, bien qu’ayant longuement vécu en Belgique, et il partait à la recherche de passeports et de visas afin de fuir la guerre qui venait d’éclater. A 70 ans de distance, j’ai décidé de publier de larges extraits de son texte sur mon blog, malgré ses imperfections, certaines erreurs de dates et de noms de localités, car il apporte aussi un éclairage intéressant sur la vision d’un Bruxellois de l’époque sur les Flamands, les Français et le chaos qui l’entoure… C’est un récit brut rédigé dès son retour sur base de ses souvenirs et de quelques notes jetées à la hâte sur un calepin, qui n’a, bien entendu aucune prétention littéraire ou historique. Fin 1942, mon père était arrêté et envoyé dans un camp d’internement en Haute Silésie, ensuite au Frontstalag 122 (Compiègne) et enfin brièvement au camp de Giromagny, sauvé en définitive d‘un destin plus tragique encore par sa nationalité , ce qui lui permit de revenir sain et sauf en 1945.
Chapitre 1.
Le 10 mai 1940, Bruxelles est réveillée plus tôt que d’habitude par le bruit de l’explosion des bombes, et par un combat aérien qui avait attiré aux fenêtres une foule de citoyens encore endormis, convaincus d’assister aux exercices de défense qui depuis quelque temps étaient de rigueur. A 6 heures, la radio annonçait qu’à l’aube, les armées allemandes avaient franchi les frontières de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg. Nous étions en guerre.
La ville se vida durant les jours qui suivirent, les magasins aussi. Suivant ses possibilités, chacun essayait de se constituer une petite réserve. Les commerçants qui avaient commencé à vendre des marchandises au vu de la hausse des prix, avaient ensuite cessé en vue d’une plus-value certaine.
Les trams aussi étaient plus rares, le personnel était mobilisé et parti. Les rues étaient vides et pour qui connaît l’animation des rues bruxelloises, rendue plus intense de par l’étroitesse de certains de ses carrefours, il est difficile de se faire une image exacte de la ville à cette époque. La plupart des immeubles étaient vides, les volets baissés, les façades mortes comme des corps sans âme. Les gares par contre étaient submergées par des foules immenses. Les portes étaient ouvertes, les guichets fermés. On y entrait comme dans un moulin. Les trains étaient pris d’assaut, et le nombre de voyageurs qui se casaient dans les voitures était quelque chose d’inimaginable. Cela n’allait pas sans heurts et sans cris, les gens y pénétraient par portes et fenêtres, et la maléabilité du corps humain est réellement une chose extraordinaire.
Le spectacle ne devait pas être autre au moment des grandes invasions du moyen-âge. Comme Attila, les Allemands faisaient le vide devant eux.
Je me rendis à l’ambassade américaine afin de tenter d’obtenir un passeport et les visas nécessaires pour quitter la Belgique. Après plusieurs heures d’attente, il me fut répondu que les évènements se précipitant, la seule chance de les obtenir était de tenter de gagner l’ambassade de Paris. L’avenue des Arts, au moment où je sortis du consulat, était cette fois encombrée de trams qui se suivaient à la queue leu-leu. J’en attrapai un au vol. Les taxis avaient disparu, et les seules voitures qu’on voyait passer étaient surchargées de personnes et de bagages, et partaient vers l’exode.
La population semblait frappée de stupeur devant la rapidité qu’avait prise la tournure des évènements, et il régnait un abattement qui se lisait sur tous les visages. On sentait que nous étions à la veille d’étranges et imprévisibles bouleversements qui en fait se trouvaient plus rapprochés que nous le pensions. La police de la circulation avait disparu et Bruxelles semblait vide.
Nous avions peut-être roulé une cinquantaine de mètres quand un policier, sans doute commissionné spécialement, ouvrit la porte coulissante donnant sur la plate-forme avant du tram et annonça : « Tous les hommes de 17 à 35 ans doivent immédiatement quitter la Belgique par leurs propres moyens et gagner la France ».
Cette annonce, faite en tous lieux et diffusée à diverses reprises par les postes de radio, acheva d’affoler la population, car elle indiqua que le dernier espoir de contenir l’invasion du territoire venait de disparaître.
Les bruits couraient avec persistance que le Gouvernement avait abandonné la capitale, et les nouvelles les plus contradictoires circulaient quant à la tournure de la guerre. Je réfléchissais à ce qu’il y avait lieu de faire. Après tout, les USA étaient neutres, mais dans mon fors intérieur, je sentais que ceci n’était qu’une question de temps et que tôt ou tard, nous prendrions notre part dans le conflit.
Arrivé près de la maison, à Laeken, beaucoup de gens se tenaient sur le pas des portes et des petits groupes discutaient dans la rue. Il régnait une hantise des parachutistes. La veille, des immeubles avaient été fouillés, et la tension des esprits créait de véritables hallucinations collectives. Les bruits avaient courus que des parachutistes allemands s’étaient mêlés à la population et qu’une véritable cinquième colonne se trouvait dans la ville.
En fait de nouvelles, après l’annonce qu’un des ponts de Maestricht n’avait pas sauté pour des raisons qui n’étaient pas dévoilées, les communiqués restaient vagues, et ce manque de nouvelles, loin de calmer les esprits, les tenait en haleine. (*Il s’agissait plus vraisemblablement d’un des ponts du Canal Albert).
Le lendemain matin, je me rendis aux bureaux de la firme, 466 chaussée de Waterloo. Toutes les affaires étaient en suspens, et nous nous rendîmes avenue Louise où des bombes étaient tombées la veille. Au rond-point, avant d’arriver au Bois de la Cambre, une façade était béante et les maisons qui l’environnaient étaient endommagées. D’autres bombes étaient tombées dans le quartier et les rues étaient jonchées de débris.
De retour au bureau, nous y retrouvions Richard Elliot, sujet australien et capitaine de l’armée britannique durant la guerre de 14-18. Il était le propriétaire de l’immeuble et possédait dans un arrière-bâtiment un studio où j’avais vu tourner quelques films. Elliot partait le jour même pour la France et de là allait tenter de gagner l’Angleterre.
Le mardi 14 mai, quand j’arrivai au bureau, il y avait un grand remue-ménage. Le directeur Monsieur Henrard avait décidé de gagner la France. Brève conversation :
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– Et toi, que comptes-tu faire, me demande-t-il ?
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– Je reste, à moins que… – Tu n’as rien entendu des usines ?
– Non, mais si vous voulez, j’irai demain à Bruges. (*Usines de construction ferroviaire La Brugeoise)
– Ecoute, reprit-il , nous avons environ 200.000 frs de marchandises à Bruges et 150.000 aux Ateliers Germain à Charleroi. En-dehors de cela, il y a ici pour 150.000 francs de sardines, que j’ai importé du Portugal. Au cas où le travail continue, tu peux vendre les sardines pour faire de l’argent et payer le personnel.
Nous restions, la secrétaire Melle de Thiers et moi, à nous regarder. Drôles de moments en fait, et tellement inattendus !
Je rentrai à la maison, et la journée se passa dans l’attente… de quoi au fait ? J’aurais été bien en peine de le dire. Ma mère était arrivée, assez désemparée. Mon beau-frère et sa famille étaient partis.
Le frère de ma femme faisait partie d’un groupe de DTCA (défense territoriale contre avions), et nous étions sans nouvelles de lui. Il devait un peu plus tard être fait prisonnier et interné en Allemagne.
Le lendemain soir, nous étions au salon ma femme et moi, et parlions de évènements et de l’avenir qui était des plus sombre. Elle avait été voir sa famille dans l’après-midi et je sentais que quelque chose allait survenir. Brusquement, les larmes dans les yeux, elle me dit:
– Je crois qu’il vaut mieux que tu partes. Tu sais que j’ai un oncle qui a été déporté en 1914 et qui en est mort. Je préfère que tu partes plutôt que d’avoir le même sort.
J’avoue que l’émotion m’étreignait pendant que j’entendais ces paroles. Ce que pour rien au monde je n’aurais décidé seul, elle me le proposait. Je me rendais compte du courage qu’elle montrait en ce moment. Aucune autre femme n’aurait accepté en ces circonstances incertaines de rester seule avec la charge de deux enfants encore petits, alors que l’avenir était des plus précaire. Nous prîmes donc la décision que je partirais le lendemain vers Bruges, où je resterais le plus longtemps possible. En fonction des évènements, j’essayerais ensuite de passer en France et d’obtenir des papiers à l’ambassade de Paris.
Chapitre 2.
Le lendemain matin à 6 heures, je quittais la maison avec comme seul bagage une petite valise contenant une couverture et un peu de linge, et équipé d’un lourd paletot, malgré la chaleur extraordinaire de ce printemps 1940.
A 6.30h, j’étais à la gare du Midi, où il y avait foule, et les moyens de transport des plus problématiques. Un train, qui devait être le dernier, venait de partir emmenant encore des jeunes gens vers la France. Les gens se tenaient en groupes, les vieux assis sur des ballots, ou des valises qui contenaient leurs biens les plus précieux. Les visages étaient graves et marqués par l’anxiété. Les hommes allaient aux renseignements, pendant que les femmes entre elles se plaignaient des malheurs du temps et ces flots de paroles les détournaient pour quelques instants de leurs préoccupations. Les enfants, eux, avec l’insouciance de leur âge, trouvaient tout cela très amusant , et étaient à la fête. Ils le montraient par moment trop ouvertement et se faisaient secouer par leur mère énervée.
Il y avait quelque chose de pitoyable et de navrant dans l’exode de toute une population, qui abandonne toute la douceur de vivre qu’elle a connu jusqu’alors, pour se jeter dans une aventure sans en connaître l‘issue.
Ma seule chance restait le tramway vicinal (*Les tramways vicinaux faisaient la liaison de ville à ville,reliant les villages qu’ils traversaient). Aussi, attrapant un tram au vol, je traversai la ville par les boulevards du centre. Toutes les rues étaient désertes et la ville semblait une ville abandonnée. A la gare du Nord, un peu de monde. Résignés à leur destin, ceux qui restaient attendaient les évènements avec une sorte de fatalité.
Sourdement, et dans le lointain, on entendait la canonnade, et des bruits circulaient avec persistance que les allemands étaient à Louvain, distante d’une vingtaine de kilomètres au Nord-Est de Bruxelles.
La veille, une interminable colonne anglaise, transportée dans de petits camions qui chacun remorquait un petit canon, avait traversé la ville, précédée d’un imposant MP (*policier militaire) en motocyclette qui devançant la colonne, stoppait aux carrefours et abandonnant sa machine, réglait la circulation. Après quelque temps, il était relayé par un autre, il remontait alors sur sa machine et rejoignait la tête de la colonne. Les gens formaient la haie sur leur passage, et la joie se lisait sur les visages, sentiment de ne pas se sentir abandonnés, et les acclamations étaient spontanées.
Je me trouvais sur le terre-plein (* de la place Rogier), en face de l’hôtel des Boulevards, attendant un tram problématique. Je venais de me renseigner, et un contrôleur venait de me dire qu’un tram allait incessamment arriver. Bientôt, il fit son apparition, et pendant que la motrice manoeuvrait, la voie étant en cul de sac, l’assaut se déroulait pour qui aurait une place assise. Je réussis à me caser dans un coin de la première remorque et le convoi se mit en route.
Je m’étais assigné comme première étape Bruges. Depuis quelques années, je m’y rendais presque journellement et y avais même habité pendant quelques mois. L’huissier de l’ambassade américaine m’avait conseillé ensuite de passer la frontière du côté de La Panne. On nous avait assuré au départ que la route était toujours libre vers le littoral, mais que nous serions forcés de faire un détour, pour éviter la grand-route Bruxelles-Gand, qui devait être réservée à l’armée. C’est pourquoi, au lieu de suivre le chemin normal par Assche, où le tram emprunte le milieu de la chaussée, nous nous dirigions vers Gand par Ninove.
Nous étions dans cet extraordinaire mois de mai 1940, où le temps magnifiquement beau semblait favoriser les desseins de l’envahisseur. Le soleil était déjà haut dans le ciel, nous promettant une journée pareille aux précédentes.
Le tram traversait les campagnes ensoleillées, mais contrairement aux autres époques, le travail des champs était abandonné. Sur la route que nous suivions par moments, de longues files de voitures avançaient au pas. Ahurissante cacophonie de klaxons. Les voitures se suivaient l’une derrière l’autre, parfois l’une contre l’autre, et cette lenteur énervait les conducteurs. Une foule de véhicules d’un autre âge se trouvaient mêlés, on avait dû vider le fin fond des garages, et c’était vraiment un miracle de la mécanique d’avoir pu les faire rouler et reprendre la route.
Toutes étaient surchargées de gens et de bagages. Beaucoup de matelas fixés sur les toits, tant pour dormir qu’en protection pour les mitrailleuses des avions. Et tout cela attaché avec des cordes, des fils de fer qui retenaient tant bien que mal matelas, vélos, valises, ballots et voitures d’enfant. Les garde-boues aussi servaient de supports soit pour des personnes, soit pour des colis, et tout cela serpentait sur la route, s’arrêtant, avançant pour s’arrêter de nouveau cinquante mètres plus loin.
A l’entrée de Ninove, l’embouteillage (*le bouchon) était à son comble, les voitures sont détournées par un chemin de traverse et le tram emprunte la rue principale pour la traversée de la petite ville. A la sortie de la ville, nous suivons pendant très peu de temps la grand-route que garnissent de part et d’autre des troupes anglaises. Ils sortent des petites fermes, et des nids de mitrailleuses sont installées en retrait de la route.
Le tram roule vite. Les grandes motrices comme celle qui nous remorque peuvent atteindre les 85 kilomètres/heure. Les fenêtres sont ouvertes et malgré cela, il fait horriblement chaud. J’ai conservé mon pardessus, et le regrette, mais il m’est absolument impossible d’envisager de l’ôter tant l’encombrement est grand dans la voiture surchargée.
Il devait être vers 11 heures, lorsque nous arrivâmes à Alost. Perspective très aléatoire d’avoir une correspondance pour Gand. Beaucoup de gens s’installent pour attendre. Quoi ? Peut-être un tram qui jamais ne viendra. Sans hésiter, je décide de gagner Gand par la route, et après avoir demandé mon chemin, je pars….
Et j’ai marché, sans me rendre compte de la distance, suivant et dépassant l’interminable colonne de réfugiés, transpirant sous la chaleur. Mais au flamand de la région, on entendait le savoureux patois wallon du pays de Liège et de Charleroi. Moi je venais de me mettre en route, alors que certains de ces gens que je côtoyais, venaient des régions de l’Est, aux portes de l’Allemagne.
Il est impossible de dépeindre la misère de ces gens, pour la plupart de pauvres gens, poussant des brouettes, dans lesquelles s’entassaient de maigres bagages. Que de kilomètres ils avaient dû parcourir ainsi, entraînant avec eux les vieux qu’ils n’avaient pas voulu abandonner. Les enfants suivaient, traînant leurs petites jambes fatiguées. Mais le plus pénible qu’il m’eut été donné de voir ce jour fut un groupe, composé de la mère, du père et de deux petits gosses, poussant une charrette de fortune, faite d’un plancher posé sur des roues de bicyclettes sur laquelle était étendue une pauvre vieille grand’mère à moitié paralysée. Ces gens n’avaient aucun bagage.
Il en était ainsi tout au long des routes de Belgique en l’an de grâce 1940.
Plus loin, la route était arborée d’un côté par de grands arbres. Des soldats belges avançaient sous leur protection, une compagnie tout au plus. Je me demandais quel serait le destin de ces jeunes gens, et suivait machinalement le fil de mes pensées, lorsque brusquement ils s’aplatirent sur le sol. Dans le ciel, le ronronnement d’un moteur d’avion perçait la limpidité de l’air. Je fis comme eux, et le bruit bientôt décrut. Je venais de subir la première alerte depuis mon départ, et celles-ci ne feraient que croître avec les heures.
Au bout de la route, se dessinait un carrefour, et au fur et à mesure que je m’en approchai, se dessinait un petit rassemblement. Deux hommes, munis d’un brassard aux couleurs belges, contrôlaient les cartes d’identité. L’un d’eux se dirigea vers moi, mais à la vue de la carte d’identité jaune d’étranger, il m’indiqua un bâtiment. C’était la gendarmerie, et j’entrai directement dans un bureau. Je tendis ma carte et mon « birth certificate » au gendarme présent. Il les examina et me les rendit. « Vous cherchez quelqu’un ? » lui demandai-je. Il me répondit que des bruits d’atterrissage de parachutistes circulaient. Je lui demandai s’il n’y avait pas de tram ou de train pour Gand. Il me conseilla d’aller jusque Wetteren, où il était possible d’encore avoir un tram. Le conseil était bon, et après une petite attente, j’eus un tram qui me déposait à Gand vers 14 heures.
Gand est éloigné de 60 Kms de Bruxelles. La gare Saint-Pierre, la principale sur la ligne Bruxelles-Ostende, avait été bombardée la veille, et les dégâts se marquaient tant à la gare qu’aux immeubles alentour. Il y avait eu des morts. Pas de train. Je décide de continuer en tram, ce qui ne m’a pas trop mal réussi jusque maintenant. Après 1 heure d’attente, je monte sur un tram pas exagérément bondé. Je suis sur la plate-forme. Deux soldats me tiennent compagnie avec armes et bagages. Ils ont perdu leur unité.
Nous traversons la riche campagne flamande, aux moissons généreuses. Les champs sont comme un immense damier, aux limites desquels s’alignent des rangs de peupliers. Les fermes sont plantées au hasard, et forment des taches blanches, surmontées de toits aux tuiles rouges. Beaucoup de troupes aux alentours, qui attendent je ne sais quoi. Ils sont calmes et sans enthousiasme. Peu d’officiers parmi eux. La Belgique avait fait un immense effort en vue de la guerre probable. Depuis Munich, l’armée avait été renforcée par la levée d’une masse d’hommes. Près de 500.000 hommes avaient été incorporés à l’armée, et une seconde ligne de défense établie sur une ligne qui passait par Louvain, Wavre et descendait vers la frontière française. Un immense mur d’acier, constitué par une ligne de défense anti-chars en était l’épine dorsale. Mais, le rappel des classes, la séparation de leur famille, la suppression des permissions durant cette longue période qui devait précéder le déclenchement des hostilités, cette guerre froide, cette guerre des nerfs, cette guerre somme toute problématique avait porté sur le moral des hommes. La perspective de devoir de nouveau être les premiers à supporter le choc d’une grande puissance guerrière n’avait en soi rien de réjouissant.
Zomergem, tout le monde descend pour prendre la correspondance qui doit arriver. Les gens s’installent sur leurs valises. Un remous, et les gens s’écartent. Encadré de deux gendarmes, un homme au visage tuméfié. Grand et large, vêtu d’une veste de velours et de pantalon pris dans des guêtres, il s’avance en regardant droit devant lui. Des brindilles de paille sont accrochées à ses vêtements. « Un parachutiste », mot qui se répète comme une traînée de poudre. Est-ce vrai ? Mystère…
Je pénètre dans un café, et pour la première fois de la journée, prends quelque chose. La salle est vide à part la patronne. Nous échangeons quelques paroles, mais nous nous comprenons difficilement. Chaque région flamande a son dialecte, son patois, et celui-ci m’est hermétique. Pas gaies, mes pensées à ce moment: Bruxelles, ma famille… mais je réagis. Je regarde autour de moi, des choses que peut-être je ne verrai plus pendant longtemps, et l’endroit me parait plus sympathique. C’est typiquement le café des Flandres, aux meubles et aux murs recouverts de bois verni. Le comptoir en est l’ornement principal, lourd, massif aux chromes soigneusement entretenus. Le plancher en bois naturel, planches languettées où se marquent les passages répétés, est recouvert de sable blanc, comme de tout temps cela s’est pratiqué dans cette contrée. Aux murs quelques réclames de brasseries ou d’apéritifs, et des affiches indiquant les prochaines ventes notariales.
Un remous dans la rue. Le tram. Je sors et nous voilà repartis. Nous passons Ursel, berceau de la famille des ducs d’Ursel, une des rares familles ducales de Belgique. Le château ne doit pas être loin, car nous traversons des bois, ce qui est assez rare dans cette région de cultures. Le soir tombe lorsque nous arrivons à Knesselare. Beaucoup de troupes qui attendent dans chaque agglomération. Oudelem et Assebroek sont atteints dans le noir. Nous sommes à Bruges, devant la porte de Gand, où le tram nous dépose devant le pont qui enjambe le canal. Il est 22 heures.
Je traverse la ville silencieuse et me dirige vers l’ancienne gare, où se trouvait l’hôtel où j’avais l’habitude de dîner quand j’étais à Bruges (* Le Singe d’Or ??).Théo, le patron, se trouvait devant la porte avec deux officiers de l’armée belge. Il est plutôt petit, rond et sympathique.
-Qu’est-ce que toi, tu viens faire ici ? -Te demander une chambre, et demain, aller voir ce qui se passe à l’usine. -Une chambre !? Mais mon pauvre vieux, il n’y a plus rien nulle part ! Bruges est envahi par presque toute la Belgique et par l’armée ! Il semble ennuyé de me refuser le gîte, et ajoute : -Tu ne trouveras rien nulle part. Des bombes sont tombées sur l’usine et des ordres de l’armée interdisent toute circulation pour deux jours. Un des officiers se tourne vers moi : -A partir de demain matin, il faut une autorisation spéciale du commandant de la place pour circuler. Je dois paraître très embêté car Théo ajoute : -Ecoute, si tu veux te contenter de deux fauteuils pour dormir, on pourra te les installer dans le hall.
Je pénètre dans le restaurant et m’installe à une table. Je ressens la fatigue de cet interminable voyage. La salle est grande, plutôt basse, et les lumières y sont faibles. De grands stores bleus occultent les fenêtres, comme dans toute la ville. Des gens aux traits tirés, fatigués, énervés, incertains du lendemain. Une jeune femme blonde et mince, dont l’énervement frise l’hystérie, adresse à tout le monde des propos défaitistes. Plusieurs tables ont été rapprochées dans le fond, autour desquels soupe une grande famille composée uniquement d’une femme plus âgée et de deux autres femmes enceintes, et de beaucoup de gosses autour. Pendant que je soupe, un policier pénètre dans la salle, et se dirige directement vers la jeune femme blonde à laquelle il demande ses papiers d’identité. Il faut croire que ceux-ci sont parfaitement en règle, car il les lui remet aussitôt. La jeune femme tremble, et est outrée de ce qui lui est arrivé publiquement.
L’atmosphère est lourde, et Théo va de l’un à l’autre, calme et philosophe. -Si tu veux aller te coucher, me dit-il, tu peux disposer d’une chambre, dont le locataire vient de partir. J’ai hâte de gagner mon lit, et dix minutes plus tard, je dormais à poings fermés.
Chapitre 3
Le lendemain matin, je déjeune près de la fenêtre, observant le mouvement de la place. Uniquement des uniformes, des estafettes passent sur leurs motos. Des voitures militaires. Devant moi se dresse l’ancienne gare, dont l’architecture rappelle plus une église qu’une gare. Je suis seul dans cette partie du restaurant. Beaucoup de gens dorment encore, et se remettent de la fatigue de la veille.
Je pense à Bruxelles, à ceux qui y sont restés. Une centaine de kilomètres seulement nous sépare, et pourtant un monde d’évènements inconnus sont entre nous. Que de pensées, que de suppositions peut-on envisager quand on est livré à ses pensées et à soi-même. Je suis ici et eux là-bas, absolument isolés dans des évènements qui tourbillonnent autour de nous.
Je téléphone à l’usine, et on me répond qu’il n’y a plus personne. Quelque temps plus tard, Théo s’approche de moi.
-Tu sais conduire une voiture ? Me demande-t-il. -Non, pourquoi ? -Tu as vu cette famille qui soupait hier dans le fond, c’est la famille du général Dubois. Ils ont acheté une voiture, et cherchent un chauffeur. Tu aurais pu partir avec eux.
Des gens entrent, des Anversois qui débarquent d’un camion. C’est fou ce que les gens sont énervés. Il règne une impression de désarroi qui frise la panique. C’est un sauve-qui-peut vers la France. L’abandon de ce qui représente des années de travail et de labeur, et tout cela causé par le souvenir de l’autre guerre et la réputation qui précède les envahisseurs.
13 heures. Depuis quelques minutes déjà, nous nous trouvons réunis à plusieurs autour du poste de radio car un communiqué est annoncé. Nous attendons dans l’anxiété on ne sait quel espoir. Les troupes françaises sont entrées en Belgique par le Sud et sont en partie dirigées vers la Hollande. Les Anglais occupent principalement la ligne de Wavre.
Enfin un grésillement annonce l’émission proche, on se rapproche malgré soi, et puis c’est l’annonce: « Ce matin, à l’aube, les troupes allemandes ont fait leur entrée dans Bruxelles. La ville a été déclarée ville ouverte, et il n’y a pas eu de combats ». Ainsi, le sort en était jeté. Entre les miens et moi, se trouvait maintenant la ligne de front, et pourtant, c’était comme si un poids m’était retiré de la poitrine, de les savoir sains et saufs. Je me sentais moins tendu, apaisé, et j’étais certain de les revoir. Quand ? Cela personne n’aurait pu le dire…
En fait , j’étais venu à Bruges pour me rendre compte de ce qui se passait à l’usine, où entre autres marchandises, nous avions 6 tonnes d’huile de lin (*considérée comme marchandise stratégique) . J’aurais voulu me rendre auprès du commandant de la place, mais la circulation était toujours interdite. Théo m’avisa qu’à midi, deux officiers viendraient dîner. Dès qu’ils s’attablèrent, je m’approchai et leur dis : -Commandant, je voudrais vous demander un conseil. A l’usine nous possédons 6 tonnes d’huile de lin, que faut-il en faire en prévision de l’avance allemande ? -Vous avez des camions ? -Non, mais si vous voulez en prendre possession, vous pouvez en disposer. Je vous demanderai juste une décharge comme justification vis-à-vis de ma firme. Devant leur embarras, j’insistai. -Voulez-vous en prendre possession, ou faut-il la détruire ? Je voyais déjà des flots d’huile inondant le magasin. Autant que l’ennemi ne nous prendrait pas ! -Nous n’avons pas de moyen de transport, je ne puis vous donner aucun conseil.
Si la chose ne les intéressait pas, alors que l’armée avait évacué des tonnes de matériel et de matières premières vers la France, pourquoi moi, simple particulier m’en serais-je fait plus qu’eux. L’huile de lin sortit donc de mes préoccupations, mais je crois qu’à leur place, j’aurais conseillé de la détruire.
Malgré l’interdiction de circuler, plusieurs clients étaient partis, et les Anversois s’apprêtaient en en faire autant, lorsque Théo, s’approchant de moi me dit : -Si tu vas vers La Panne, tu peux partir avec eux. C’est ainsi que j’embarquai dans le camion, qui immédiatement se mit en route. Il pouvait être 16 heures. De Bruges à Ostende, la route sinue à travers la campagne flamande, uniformément plate. Les terres aux riches pâturages sont au niveau de la mer. Des fossés de drainage les clôturent au lieu des habituelles clôtures de barbelés. Par ci, par là un moulin à vent élève ses ailes vers le ciel. Autour des fermes perdues au milieu des terres, des haies d’arbres font office de coupe-vents. Le paysage est tout en grisaille et a un charme prenant. Vieille terre riche en souvenirs du passé, aux châteaux entourés de fossés, aux églises massives dont les tours carrées rappellent les beffrois d’autrefois. Terres de batailles, où la fleur de la chevalerie française fut écrasée par les gens des communes dans la plaine de Groeningue.
Nous traversons Ostende, reine des plages belges, centre balnéaire et d’élégance. Ostende a été bombardée et les façades béantes, les maisons effondrées, d’énormes trous béants dans la ligne de ses façades, son admirable place d’Armes aux vieilles maisons flamandes effondrées, sont les traces du passage des Stukas.
Entre Ostende et Middelkerke, un long hululement de sirène donne à nouveau l’alerte. Nous longeons la route protégée sur notre gauche par un mur de dunes, à droite l’immensité de la mer. Bruits secs d’éclatement des bombes qui sont comme un grand déchirement. Westende, Nieuport où se dresse le monument du Roi Albert, Oostduinkerke, Coxyde, Saint-Idesbald et nous arrivons à La Panne comme le soir tombe. Le camion appartient à un industriel d’Anvers, qui est accompagné de sa famille. Un jeune architecte, Albert, s’est joint à eux à leur passage à Gand. Son vélo se trouve dans le camion et il est à la recherche de son régiment, parcourant les routes en tous sens. Il avait appris à Gand que son unité devait être en France.
La route que nous venions de parcourir était encombrée, comme celles que j’avais parcourues la veille, par d’innombrables malheureux qui gagnaient la France. Des jeunes, par groupes de deux ou trois, montés sur des vélos, se dirigeaient vers Ypres et Furnes, où les ordres de rassemblement avaient été donnés en vue de leur évacuation vers la France. Des voitures aussi, mais en moins grand nombre que le jour précédent. En fait, les routes de France étaient envahies par les Belges. Des millions de Belges se sont trouvés en France au printemps 1940. Des soldats aussi évacuaient, restes des armées en retraite. Des groupes de Hollandais, aux uniformes bleu ciel. La Hollande avait capitulé, et les derniers combattants espéraient se regrouper en France.
Soirée silencieuse à l’hôtel. La salle est de style ancien, murs au revêtement de chêne, plafond aux profondes solives qui font paraître la salle plus basse qu’elle ne l’est en réalité. Tables aux dessus frottés au sable, chaises aux dossiers hauts et sièges de paille. Un officier hollandais dîne seul à une table. Il est massif et porte une petite dague au côté. Sa peau paraît plus rose sur son uniforme bleu clair. Un peu plus loin, un général et son officier d’ordonnance, qu’on me dit être le général Dubois, commandant la place de Gand. La TSF confirme la reddition de Bruxelles. Les places fortifiées de Liège et de Namur tiennent toujours, quoique largement dépassées par les armées allemandes. Une nouvelle ligne de défense s’établit sur la Lys, aux portes de Gand.
Je gagne rapidement la chambre que je partage avec Albert, suite au surpeuplement de l’hôtel. Je suis réveillé par le bruit de la sirène. Alerte. Cela ne tarde pas. Je suis l’approche des avions dont on entend les moteurs. Immédiatement cela tombe dans un grand tressaillement du sol. Un, deux, trois, puis le bruit des moteurs s’estompe petit à petit pour disparaître dans la nuit.
Un rayon de soleil qui joue sur mon lit me rappelle à la réalité. Tout est calme. Par la fenêtre ouverte, je perçois des bruits de vaisselle qui s’entrechoque. Dans la salle de restaurant, tout baigne dans la lumière qui en change totalement la lourde atmosphère de la veille, les tables sont dressées pour le déjeuner. Le déjeuner nous réunit (*En français de Belgique, le déjeuner équivaut au petit déjeuner en France, le dîner au déjeuner et le souper au dîner). On conserve l’espoir que l’avance allemande sera arrêtée, et que la situation sera redressée. Les Anversois décident d’attendre ici la suite des évènements, Albert et moi décidons de poursuivre notre route.
Nous nous retrouvons sur la route vers Adinkerke, où se trouve le poste frontière. Un kilomètre de routes boisées. Le soleil perce, un léger brouillard annonce que la journée sera chaude. Nous marchons, Albert poussant son vélo. Nous passons le poste frontière. Mon cœur se serre au moment où je quitte la Belgique, qui toujours fut hospitalière et où la vie me fut agréable. J’y laissais ma famille, et les amis de toujours.
Au poste de douane français, un garde-mobile canalise la foule qui couvre toute la route. La frontière a été fermée pour permettre l’écoulement de monde qui l’encombrait. Elle vient de rouvrir et c’est la ruée. -Carte d’identité pour les Belges, les étrangers à droite annonce le garde. Nous nous arrêtons. C’est le moment de la séparation. Un vigoureux shake-hand avec Albert. Nous nous promettons de nous retrouver plus tard… Ce n’est pas sans regrets que je le quitte. Les circonstances que nous vivons n’ont d’étrange que la façon dont elles rapprochent les humains. Qui ne se connaissait pas la veille est une vieille connaissance deux heures plus tard… Le malheur commun rapproche les gens et les rend plus serviables envers leur prochain. C’est comme un service que l’on se rend à soi-même, et qui peut-être nous sera rendu.
Etranger, je vais à droite où un chemin s’ouvre dans une haie. Une prairie étroite et longue enfermée par deux haies. Des deux côtés du chemin qui la traverse, des gens assis sur des ballots. Pauvres gens pour la plupart, venus de l’Est de l’Europe. Beaucoup de Juifs parmi eux. Inquiets, ils parlent et font de grands gestes. Des Polonais et des indéfinissables, réfugiés en Belgique devant l’invasion brune. J’avance et les mêmes scènes se déroulent. Les enfants sont les plus pitoyables, petites boules roses vêtus de couleurs vives, assis à côté des parents, ne comprenant pas…
Aucune issue. Je reviens sur mes pas et me retrouve sur la route. Je vais vers le garde. -Américain, puis-je passer ? -Papiers. Où allez-vous ? -Paris -Vous avez de l’argent ? -Quatre cents francs belges sur moi, mais j’en aurai plus à Paris. -Passez. Je suis sur la Nationale 40, qui longe le canal vers Dunkerque. Le soleil se met à chauffer. Sur le canal, des péniches se suivent transportant des réfugiés. Une d’elle est pleine de soldats belges. Un soldat mulâtre joue de l’harmonica, les autres sont assis ou couchés.
Sur la route, les voitures se remettent à défiler. Voitures aux plaques portant les couleurs belges, signe distinctif de l’armée. Elles transportent des officiers ou un officier et sa famille. Certaines ont une voiture d’enfant fixée à l’arrière et un matelas couvre le toit. Je pense aux soldats qui attendaient dans les villages des Flandres, et me demande ce que EUX sont devenus. Ce sera un défilé ininterrompu jusque Dunkerque.
Bray-Dunes est laissé à ma droite. La route continue tout droit à moins d’un kilomètre de la mer, que bordent de hautes dunes. Par place, des petits fortins qui semblent abandonnés. Où est la fameuse ligne Maginot dont on avait parlé du prolongement jusqu’à la mer ? Si c’est cela, c’est maigre. Dans le lointain, une grande tache grise en bordure de la mer. Une fumée s’élève de la ville. Au fur et à mesure que je m’en rapproche, la tache s’agrandit ,montrant des cheminées et les grues du port. Il a dû se passer quelque chose d’anormal, pour qu’une telle fumée se dégage. Je suis aux portes de la ville quand je m’arrête et pénètre dans un petit magasin. Petite épicerie de village encombrée de légumes … et de mouches.
L’épicière parle flamand, ce qui ne laisse de me surprendre au premier abord. Peut-être est-elle belge ? Mais non, son français est impeccable et n’a pas ce sympathique accent « belge ». Et puis je réalise que je me trouve dans les anciennes Flandres françaises qui sont devenues le département du Nord. Je fais l’emplette d’un pain et d’un pot de confiture. Pas question de beurre, je n’ai rien pour le mettre et enveloppé de papier, il se mettrait à fondre sous l’action de la chaleur. Mon pain sous le bras qui soutient ma valise, mon pot de confiture qui coule quand je le penche dans l’autre main, je reprends ma route. Celle-ci est maintenant bordée de maisons démolies. La ville a subi un gros bombardement la nuit passée. La fumée vient des réservoirs de mazout qui achèvent de brûler. Des murs se dressent, déchiquetés, noircis par l’incendie. Des trous à l’emplacement des caves, avec les débris qui les encombrent. Des gens qui fouillent dans l’espoir de dégager encore quelque chose de ce qui fut leur intérieur. Des objets hétéroclites amassés en tas, cuisinières aux carreaux de faïence brisés, désaxées, morceaux de glace, quelques meubles cassés est tout ce qui reste. Des femmes pleurent et les hommes serrent les poings. On cite des chiffres contradictoires sur le nombre de tués, mais d’après les démolitions, il a dû être conséquent.
Des troupes françaises et anglaises s’y trouvent, la plupart revenant de Belgique. La ville est encombrée de réfugiés, errant d’une rue à l’autre. J’arrive à la gare. Un train problématique dans deux heures. Je me méfie des villes la nuit, et décide d’en sortir. Il doit être passé 13 heures.
Chapitre 4.
Je reprends la route. Je commence à ressentir la fatigue. Des camions bondés de gens me dépassent. La voiture des pompiers d’un faubourg de Bruxelles, Schaerbeek je crois. Des voitures d’agents de police, coiffés de leur casque blanc. Les camions des maisons de commerce, des grands magasins, le Bon Marché, l’Innovation, je crois que toute la Belgique défilait ainsi devant mes yeux.
Je m’arrête et dans un petit café sur la place, je casse la croûte. Nous sommes en France et le vin ici est roi. Des relents de vin imprègnent l’atmosphère. Les gens sont debout devant le comptoir, « le zinc » comme on le désigne ici. On sert des verres de vin, blanc ou rouge, et des « gouttes », cognac, fines, eau de vie, pernod, une gamme infinie d’alcools. Aucune comparaison n’est possible avec la Belgique, où la vente d’alcool est interdite au détail et dans les lieux publics. Le café est servi, accompagné d’un petit verre de fine. Le client verse ce dernier dans le café, et le sucre est mis en bouche pour boire le mélange.
C’est un défilé ininterrompu d’hommes, de femmes qui entrent, vident leur verre et s’en vont après avoir échangé quelques mots sur les évènements. J’ai plaisir à les entendre converser dans leur français correct. Le Français parle correctement et exprime clairement sa pensée, avec les mots appropriés. C’est aussi l’intelligence individuelle de ce peuple qui à force de raisonner, finit par déraisonner… Aucune cohésion de masse. Vivant de peu, frugal par nature, il économise et le bas de laine se remplit. Sans grands besoins, le travail est une nécessité et non un but de confort. Gentil et cordial, il est d’un commerce agréable.
Je paye et je m’en vais. Le franc français valait 160 francs pour 100 francs belges, mais l’argent belge était accepté à parité : 100 francs pour 100 francs. Après m’être enquis du Consulat, je m’y rend dans l’espoir d’obtenir des renseignements pour un transport éventuel. Espoir vain. Des heures durant, j’ai suivi la route menant vers Calais. Les scènes étaient pareilles, des réfugiés l’encombraient. Les visages étaient fatigués, mais moins tendus par la certitude qu’ils avaient de s’éloigner du danger. Par petits groupes, des soldats belges en armes du 62e de ligne se dirigent vers Calais. Les voitures étaient pleines à craquer. Aucune place libre qui aurait donné l’idée de faire de l’auto-stop. Un village dans le jour qui baisse : Graveline. La route serpente entre des constructions basses et sombres, les anciennes fortifications. Le soir tombe maintenant rapidement. Une porte éclairée sur ma droite. Deux ombres en sortent qui me regardent. Ils portent l’uniforme des pilotes français et sont très jeunes, 20 ans peut-être.
-Vous venez de Belgique ? Ne vous en faites pas, ils le payeront, les salauds…Bonne chance.
La route droite dans la nuit qui se rapproche à nouveau de la mer aboutit à Oye. Les gens s’installent au hasard pour passer la nuit. Une ferme à ma droite. Un type sur la porte de la cour. Je lui demande à loger. Plus de place, et en effet la cour est encombrée de véhicules. Il m’indique un hangar en plein champ. Il fait presque noir. Une masse de ballots de paille. Pour un ancien campeur, quelle aubaine ! Je m’approche d’un tas de ballots et tire dessus. Pas longtemps, car une multitude de grognements et de « Godverdomme » me disent qu’il ne faut pas insister. Je trouve enfin un coin, m’enveloppe de ma couverture et ramène la paille sur moi. Presqu’aussitôt, le sol a de grands tremblements, comme si une convulsion soudaine le secouait. Je sors. Le ciel s’illumine en direction de Dunkerque. Les bruits sourds et violents se succèdent pendant que le ciel est balayé par les faisceaux des projecteurs. Ils forment un immense éventail de lumière, pendant que le vrombissement des moteurs d’avions trouent le silence de la nuit entre les explosions. Dans le lointain, les sirènes se sont tues, et après les rafales d’explosions de bombes, on perçoit le tir de la défense anti-aérienne. Une deuxième vague d’explosions, pendant que le bruit des moteurs va en décroissant.
-Ze zij weder da ! (ils sont de nouveau là !) Mes colocataires sont belges, inutile de s’en assurer ! Les ballots de paille semblent s’animer pour quelques instants, bruit de paille froissée, puis le silence…
Le lendemain matin, le soleil est haut quand je suis éveillé par des bruits de voix. Toilette au ruisseau proche. Je perds mon rasoir dans la paille en me rasant. Le ciel est bleu, sans un nuage. Des insectes et des abeilles bourdonnent dans l’azur. Mille bruits de la nature qui s’éveille. Et puis, sans transition, on se replonge dans l’ambiance. La guerre … Je rejoins la route et me mêle aux gens de l’exode, qui continuent de passer. Une voiture s’arrête, un pneu crevé. Un peu plus loin, une camionnette s’arrête. « Vous allez à Calais ? Montez… ».
Calais est bientôt atteinte. Comme Dunkerque, la ville a été bombardée, et le même spectacle de ruines s’offre à la vue. Au hasard, je suis les rues et arrive à la gare. Des abris sont creusés dans le parc. Tranchées en quinconce, en partie couvertes. Les vitres sont partout brisées et certaines remplacées par des moyens de fortune. Je pénètre dans un café en face de la gare. Les fenêtres sont en partie remplacées par des planches. Des petites parties de vitres subsistent. La sirène sonne l’alarme. Fuite générale. Un plongeon dans les abris. Quelques bombes tombent. Plus rien et bientôt, la fin de l’alerte résonne. A la gare, aucun renseignement précis. Il y aura peut-être un train, mais… Je m’appuie dos à la façade, attendant je ne sais quoi. Un type s’approche. Un Bruxellois. Il est vêtu d’un costume bleu et les cheveux assez longs, et paraît une cinquantaine d’années. Il est peintre en carrosserie et s’appelle Noël.
Nous décidons de ne pas attendre plus longtemps et de faire route ensemble.
Nous partons vers Boulogne. La route descend à la sortie de la ville et bientôt, nous nous trouvons en pleine campagne. Des deux côtés, des champs de blé. Les gens cheminent. Une voiture à bras poussée par des étrangers dont un vieux à barbe blanche au type sémite très prononcé, contient un monceau de pièces d’étoffe. D’autres poussent des voitures d’enfant qui contiennent leurs bagages. Les moyens de transport les plus hétéroclites sont employés et cette fuite d’une masse sans cesse renouvelée a quelque chose de poignant. Le crépuscule tombe lentement et nous décidons de nous arrêter. Nous sommes bientôt rejoints par deux jeunes gens. L’un est anglais et vient de Gand. L’autre a une abondante chevelure sur un visage pâle et allongé. C’est le fils d’un peintre d’un certain renom et il vient de Bruxelles.
Presque immédiatement un bruit que j’ai appris à connaître se fait entendre dans le ciel. Un vrombissement sourd et continu. A l’horizon, les projecteurs s’allument au-dessus de Calais et se déploient en éventail qui balaye le ciel. Le petit Anglais semble pris de panique et tremble.
-Je ne reste pas ici, nous dit-il. Je lui dis qu’il ne faut pas avoir peur, que les Allemands ne s’amuseront pas à jeter des bombes en pleine campagne. C’est Calais qui est visé. En mon fors intérieur, je ne suis pas plus tranquille que ça, je ne connais pas la région, et il peut exister des dépôts de matériel dans les environs. Son compagnon m’expliqua que le bruit des avions lui donne la panique. Il a été pris dans le bombardement de la gare Saint Pierre à Gand, et l’explosion d’une bombe l’a projeté contre une façade. A l’horizon, sur Calais, de grandes lueurs rouges et le bruit des explosions sourdes des bombes indiquent le but du raid. Un avion est pris dans les faisceaux des projecteurs, et sert de point de mire à la défense anti-aérienne. Il s’en dégage et disparaît dans le noir, pendant que les projecteurs essayent de le reprendre dans leurs feux.
Nous convenons de nous remettre en route. Il est beaucoup plus agréable de marcher la nuit. On ne souffre ni de la chaleur, ni de la poussière. Depuis combien de temps marchions-nous, mystère, lorsque les phares d’une voiture roulant doucement nous prirent dans leurs faisceaux. Elle s’arrêta à notre hauteur et le conducteur demande : « Vous n’avez pas vu 4 soldats belges en armes ? Ils devraient pourtant être ici. Nous allons attendre un quart d’heure, et s’ils ne viennent pas, vous pourrez vous joindre à nous ». Quelques temps après, nous nous entassâmes dans la voiture. Les deux occupants du véhicule étaient des soldats belges qui se demandaient ce qu’avait pu devenir leurs camarades. Nous traversons Marquise.
Un bruit de moteur qui se perçoit nettement, et une fusée verte descend lentement du ciel. La voiture se range contre une maison et nous descendons tous. Une seconde fusée, puis une troisième. Le paysage prend un aspect phosphorescent. « Les salauds. Vite, mettez-vous dans le fossé, il y a huit grosses pièces d’artillerie dans le coin, et «ils » sont déjà renseignés. Nous sommes à peu près à 300 mètres du point de chute des bombes quand elles explosent. La terre semble vaciller et l’on ressent le choc dans nos entrailles. Puis le silence pendant que le bruit des moteurs disparaît. Dix minutes plus tard, trois énormes pièces françaises passent sur la route, cherchant un abri plus sûr. Elles ont échappé à la destruction. Nous achevons la nuit dans la voiture et nous remettons en route au lever du jour.
Il peut être 5 heures du matin lorsque nous faisons notre entrée dans Boulogne. Arrêt au premier bistrot ouvert. Le patron vient de se lever et fait chauffer l’eau pour le café. Les deux soldats décident de retourner sur leurs pas pour essayer de rencontrer leurs copains, avant de continuer vers Le Tréport, au sud de Boulogne, où semble être leur lieu de rassemblement. Encore deux figures qui disparaissent dans le temps !
Le petit Anglais blond ne tient plus en place. Il parle d’aller voir son consul pour se faire rapatrier. Je crois qu’il se fait des illusions. Peu après, il nous quitte à son tour. Dans la rue, les gens commencent à sortir. Boulogne est surpeuplée, et les réfugiés font leur apparition. Beaucoup cherchent un gîte pour s’y fixer. Toute cette région, jusqu’au saillant d’Ypres en Belgique, ne fut pas envahi durant l’autre guerre, et nous avions l’impression qu’ici, nous étions hors de danger et pouvions considérer la suite de notre voyage avec plus de calme et attendre une opportunité pour le poursuivre dans de meilleures conditions.
Chemin faisant, nous rencontrons le petit Anglais qui revient du port. Aucun espoir. Des milliers de gens attendent la possibilité d’un passage pour l’Angleterre. Il décide d’attendre. Nous restons à trois et ne devions plus le revoir. Nous traversons la ville haute, passons une vieille porte et traversons un boulevard qui longe les anciennes fortifications et prenons la route de Saint Martin. Partout, des réfugiés belges, à pied et en voiture. Après Saint Martin, nous prenons la route d’Etaple. Une foule de plus en plus dense suit le même chemin. Une colonne militaire française qui remonte crée un embouteillage inimaginable. Des voitures empruntent les accotements pour leur laisser le passage. C’est une vague de gens, de bicyclettes, de voitures, de camions qui se faufilent, se dépassent et s’entrecroisent. Nous nous engageons dans une ancienne sablonnière déserte parcourue par un ruisseau. C’est l’endroit idéal que nous espérions. Nous en profitons pour faire notre toilette, casser la croûte. Il fait un calme étonnant, et seul le bruit d’un klaxon sur la route toute proche se fait entendre. Nous nous installons et nous endormons.
Un bruit de voix me réveille. Il est quatre heures et demi. Des gens discutent. La route est coupée… Les Allemands sont à Abbeville, et les ponts ont sauté. Abbeville est située sur l’embouchure de la Somme, au sud d’Etaple. J’ai difficile de réaliser et veux me rendre compte. Sur la route, c’est le reflux vers Boulogne. La route est noire de monde qui remonte la route comme une longue vague. C’est un énorme lacet grouillant, de piétons et de voitures mêlés à des troupes qui ont peine à se frayer passage. Les bruits circulent que la route de Montreuil est libre. Je rejoins Noël, qui est seul. L’autre est parti, affolé. Au carrefour de la route de Montreuil, tout espoir doit être abandonné. C’est le même reflux. Les ponts sur la Canche ont été bombardés et sont détruits. Beaucoup de gens sont désemparés et ne savent que faire.
Le soleil décline. Un bruit de mitrailleuse se fait entendre. Les Allemands mitraillent la route d’Etaple. Ils survolent la route dans son axe et tirent. Une débandade folle. Les gens se jettent dans les fossés et fuient dans les champs. La foule semble se désagréger, comme coupée au ciseau. Les portières des voitures s’ouvrent, et les passagers s’éparpillent de tous les côtés. Puis l’avion fait demi-tour et disparaît. Ce fut si rapide que nous étions resté assis, surpris. Puis un sourd vrombissement, et trois points noirs dans le ciel en face de nous, qui grandissent rapidement. Nous nous laissons glisser dans le fossé qui se trouve à nos pieds. Je ramène instinctivement mes mains sur ma nuque. J’ai eu le temps malgré tout de voir grandir les trois bombardiers aux couleurs gris foncé et sous les ailes desquels les croix de fer ne présagent rien de bon. Dans un bruit assourdissant, qui fait vibrer le sol, ils passent à faible hauteur vers Boulogne. Je me redresse lorsque bzz, bzz, des balles me sifflent aux oreilles. Je suis rentré dans mon fossé, plus vite que je n’en étais sorti. Les balles sont venues de derrière. Une seconde escadrille passe, qui se met à tirer aussitôt qu’elle nous a dépassé. Puis le silence. Un silence profond et différent, qui dure quelques instants seulement. Un grand vide semble s’être creusé autour de nous. Puis de nouveau des bruits. Derrière nous il y a un poste de mitrailleuse anglais. Ils m’ont donné chaud…
Bruits de bombes sur Boulogne, puis plus rien.
L’endroit n’est pas trop mauvais, il fait très chaud et nous décidons d’y passer la nuit. Après avoir mangé un morceau et bavardé, je mets mon paletot et m’enroule dans ma couverture que je ramène sur ma tête et je m’endors…
Chapitre 5
Au petit matin, je suis réveillé par une averse. Nous nous mettons en route et arrivons sur la place d’un village encore endormi. Quelques minutes plus tard, nous pénétrons dans un bistrot qui ouvre ses portes. Une toute petite salle au plancher couvert de sable. Des tables face au zinc. Des soldats français entrent. Un grand gaillard, son casque sur la tête, parle haut et commente les évènements d’un air dégoûté. Critiques amères du matériel et des officiers. Il faisait partie des divisions envoyées en Belgique, qui débordées, ont dû se replier. Les autres soldats se sont mêlés à la conversation et semblent de l’avis de leur compagnon. La France vivait sur les lauriers de la guerre de 14-18. La tactique de défense sur la ligne Maginot, autant que la conception de la présente guerre datait de l’ancienne. Les vides que les pertes de 14-18 avaient creusés dans les rangs français se marquaient actuellement par le nombre disproportionné d’hommes d’âge mûr qui se trouvaient enrôlés. Malgré tout, ils conservaient l’espoir d’un retournement de la situation, et les mots qui revenaient le plus souvent étaient « On dit que… ». On dit que… le général Weygand a repris le commandement de l’armée. On dit que… pendant que les Allemands perçaient le front de Belgique, les Français étaient entrés en Allemagne face à la ligne Maginot. On dit que …Berlin, Cologne, Aix la Chapelle ont été bombardés etc, etc… D’énormes bruits circulaient, rumeurs qui sortent on ne sait d’où et qui se propagent à une vitesse folle.
Des bruits de moteurs, et de grands camions de l’armée française gravissent le terre-plein de la place qui, en quelques instants en est remplie. Les soldats s’en vont et nous restons seuls avec le patron. Il nous avise que nous ne pourrons pas continuer notre voyage, toutes les routes étant coupées. Il nous indique le patronage, ou nous trouverons peut-être à nous loger. Nous sortons. Un chemin pavé conduit à l’intérieur d’une cour entourée de bâtiments. Cela me rappelle d’une façon frappante la cour du pensionnat de Hal en plus petit. La disposition est la même et les bâtiments ont le même aspect de vétusté et de pauvreté. Dans une salle, des jeunes gens jouent au ping-pong. Leur accent les trahit : des Belges. Ils nous disent qu’ils sont arrivés la veille au soir. En face, c’est une école que dirigent des frères, presque tous de vieux retraités. Le directeur est un laïc, pas très sympathique. De petite taille, le visage olivâtre, il nous refusa l’eau qui nous était nécessaire, nous obligeant à la demander aux gens du voisinage qui disposaient d’un puit. Dans le village, personne ne l’aimait et les bruits les plus invraisemblables couraient sur son compte. Son pays d’origine était l’Alsace, mais on avait soin d’ajouter …celle de l’autre côté de la frontière. Il était accusé de faire partir de la cinquième colonne, de faire des signaux lumineux la nuit… and so on and so forth…
Durant toute l’après-midi, la salle se remplit de gens qui ne cessaient d’arriver, la plupart d’un certain âge. Il y avait Monsieur et Madame Abels, de Bruxelles, avec leur maman âgée de 74 ans. Une famille de Welkenraedt, près de la frontière allemande, des gens de Mouscron, et d’autres. Les gens pour la plupart étaient affolés, et la peur régnait avec l’incertitude, et une angoisse qui mettait les nerfs à rude épreuve. Pour beaucoup, depuis des jours et des nuits, c’était une ruée, un exode sans but défini, sinon d’être loin des Allemands. C’était une fuite dans des conditions le plus souvent atroce, sous la menace constante des bombes et de l’aviation ennemie qui balayait les routes. Les gens abandonnaient tout, pour se protéger la vie et fuyaient à la recherche d’un havre de paix.
La salle maintenant que le soir tombait était surpeuplée. Des paysans venus du fin fond de la Flandre et des frontières de Hollande s’étendaient côte à côte, à même le sol. Les hardes étaient déballées, des enfants pleuraient, fatigués. Au fond de la salle, une jeune femme allaitait un tout petit enfant. La salle avait l’aspect d’un campement de bohémiens. Des gens formant tribu, s’étaient installés sur une scène, mais le spectacle était partout. Un voile de fumée bleuâtre stationnait dans l’air au-dessus de la foule. Le soir et la nuit avançait, plongeant le tout dans la pénombre. Le bruit des voix était comme une vague de mer, qui monte et qui descend. Haute et rude entrecoupée de jurons, qui sont d’usage courant dans le parler flamand, elles emplissent l’atmosphère. Puis, petit à petit, cette rumeur s’adoucit. Les voix finissent par se faire chuchotantes, et comme un feu follet fusent à droite, à gauche, dans le fond, de plus en plus faibles et finissent par s’éteindre…silence….la nuit.
Des voix, de la paille qui crisse, le jour qui perce à travers la couverture qui me couvre le visage me rappelle la réalité des choses. Je sors et rencontre Noël qui revient du puit où il a été cherché un seau d’eau. Toilette. Je retourne dans la cour. Il fait à nouveau un temps splendide. Un grand gaillard d’Anglais tenant son fusil d’une main, essaye d’ouvrir une boite de 50 Players de l’autre. La boite et les cigarettes se retrouvèrent par terre. Je lui donnai un coup de main pour les ramasser, et il m’en offrit une. Il faisait partie du régiment des Welsh Guards, et avait fait la campagne de Belgique. Il était mineur dans le civil, et je lui demandai où il allait. « En Angleterre. Pour nous, il n’y a plus rien à faire en France maintenant, mais nous reviendrons. », me répondit-il. Encore quelques unes de mes illusions tombaient. J’avais espérer, comme beaucoup d’autres, que la France était de taille à tenir tête à l’envahisseur, et que la percée des Allemands sur Abbeville n’était que momentannée. Ce que m’avait dit l’Anglais montrait que la situation était sérieuse, sinon désespérée.
Vers 11 heures, un bruit de canonnade se fit entendre dans le lointain, et des bruits de fusillades dans les environs. Accompagné de François Abels, nous partons aux nouvelles quand les bruits se calment. Des militaires français, revolver au poing, traversent la cour comme nous sortons. Palabres avec un jeune lieutenant, qui nous apprend que treize tanks allemands ont traversé les lignes, mais ils se sont éloignés. Dans le village même, deux guetteurs allemands descendus pendant la nuit, se sont introduit dans la tour de l’église où ils ont été abattus. On peut y voir leurs cadavres.
Nous allons prendre un verre au bistrot. Des soldats français entrent et s’installent. Ils parlent avec amertume de leur manque d’armements. La poche dans laquelle nous nous trouvons, et qui comprend les villes de Calais, Dunkerque et un morceau de la Flandre belge, renferme les restes des armées françaises qui ont reflué de Belgique. Ils sont presque sans armes, qu’ils ont abandonnées dans leur retraite, et sont estimées à 200.000 hommes. Les rumeurs continuent de courir. La Russie serait en guerre, et les armées russes seraient entrées en Allemagne. Les armées françaises auraient pénétré profondément en Allemagne et seraient près de la Forêt Noire. L’Italie aussi serait en guerre aux côtés des Allemands, mais les Français les auraient repoussés et ont pénétré dans la plaine du Pô, etc..etc… C’est fou de voir comme toutes ces rumeurs se propagent, tout le monde y croit, mais en doute dans le fond de son cœur…
De Boulogne, par moment, monte le bruit d’une explosion de bombes. Le port est particulièrement visé. Des troupes s’y rembarquent et toute la côte est harcelée par l’aviation ennemie qui est absolument maîtresse du ciel.
Nous descendons vers le village. Dans la grand’rue qui est la route qui conduit à Boulogne, des gens font la file devant la boulangerie. Le pain est distribué parcimonieusement suivant l’importance des familles, et sur présentation du carnet de famille (livret de mariage qui renseigne le nombre d’enfants qui composent la famille). Les Belges et les étrangers le reçoivent sur présentation de la carte d’identité. La levure manque, et le pain est pâteux et lourd. La distribution est faite par le boulanger et sa femme, pendant que le garde-champêtre fait la police et maintient la file. Les gens de la file interrogent ceux qui sortent sur la quantité de pain qui reste, et s’inquiètent de ne pas être servis. Le Français reste en toutes circonstances léger et superficiel, blagueur et spirituel. Les discussions sur les évènements n’ont rien de tragiques, et si une voix s’élève parfois trop haut, une plaisanterie la fait disparaître dans un rire général. Le Français est vraiment spirituel. C’est un don, chez lui, et qui se retrouve aussi bien chez l’homme instruit que chez le primaire. Et tout ceci est vrai même pour les enfants, qui sont autant de petits avocats. Par contre, les gens manquent de propreté. Les maisons sont balayées, mais jamais lavées. Les trottoirs non plus, et les façades, les portes, les fenêtres auraient bien besoin d’être nettoyées et repeintes. Devant moi, dans la file, je remarque la saleté du cou de la femme qui se trouve devant moi. Pour en atténuer la noirceur, elle l’a copieusement saupoudré de poudre de riz. A part cela, elles sont coquettes et ont du goût. Nous sortons de là avec une toute petite ration. La mienne a la grandeur d’une miche (un pistolet). Les Belges et les étrangers sont décidément victimes doublement des évènements…Chez le boucher, nous trouvons encore un morceau de viande et des os pour la soupe. Nous faisons cuisine commune, et les femmes présentes préparent le bouillon. Le dîner où nous nous retrouvons tous réunis. Un magnifique bouillon fait avec des légumes et de la viande.
Après un moment de sieste, nous descendons à quelques uns à Boulogne. Les rues sont noires de monde, surtout vers le port où des soldats attendent l’embarquement. L’accès des quais est interdit aux civils. Impossible d’entrevoir aucune possibilité de passer en Angleterre. Alerte. En un rien de temps, la place est nette, le vrombissement des avions fait disparaître la foule. La plage est abandonnée et c’est le port qui a tout à craindre. Nous nous abritons dans une cave qui s’ouvre sur la digue et qui a été aménagée par les Anglais. Un mur de sacs de sable en protège l’entrée. « ILS ne vont pas tarder à arriver. Des bateaux sont attendus et « ils »le savent. Hier, un train de marchandises stationnait pendant le rembarquement. Sur un des wagons plats un Anglais était assis, les jambes pendantes, son fusil à côté de lui. Alerte, tout le monde disparaît, sauf lui. Dans un bruit sourd, l’avion s’approche. L’Anglais attend, puis épaule son fusil et tire. Un quart d’heure après, même jeu. Un officier s’approche, le soldat reste où il est. Ce jeu a duré jusqu’à ce qu’une rafale de mitrailleuse l’ait abattu ». Pendant que nous écoutions ce récit, qui n’a pas été unique, l’alerte est passée et nous décidons de regagner Saint Martin. Nous longeons une maison effondrée. Une odeur de charnier s’en dégage. Des hommes déblayent, trois corps se trouvent encore dans les débris.
Je suis réveillé par un choc sourd qui se répercute et se répète. Je me rendors pour être à nouveau tiré de mon sommeil. Un murmure s’élève de la salle. « Ils sont de nouveau là… ». L’inquiétude se manifeste. De grands chocs trop réguliers pour être des bruits de bombes secouent le bâtiment qui tremble sur sa base : le canon… Nous étions habitués à ce bruit et pouvions le reconnaître immédiatement.
La sensation est atroce. Régulièrement, les chocs sourds et longs trouent le silence de la nuit. Des enfants se mettent à pleurer. Il semble que la catastrophe est imminente et que le prochain obus est pour nous. Puis celui-ci passe, on respire et l’anxiété reprend dans l’attente du suivant. Régulier comme un pendule, le canon tonne, et la régularité des coups me rappelle cette traversée de l’Atlantique une nuit de tempête, où la sirène avec une régularité qui devenait obsédante mugissait son sifflement strident qui vous mettait les nerfs en boule. A chaque coup de canon, le bâtiment vibre. Une voix finit par dire: « Ce n’est pas pour nous. Ils tirent sur le port, du reste d’après le bruit, les pièces doivent se trouver près de nous ».
Dans le groupe des Flamands, qui se trouve près de la scène, l’inquiétude et la peur doivent être à son paroxysme: des femmes pleurent et ces pleurs, les cris des enfants, l’inquiétude qui étreint chacun, les chocs sourds qui font vibrer les murs et secouent le sol, cette foule qui remue dans le noir nous replonge dans les grandes peurs qui durent régner au Moyen-Age, quand les gens barricadés dans leurs pauvres demeures groupées au pied des châteaux-forts, se gardaient des maladies ou des bandes de reîtres que la guerre avait amenées dans son sillage.
Et comme alors, dans sa simplicité, c’est dans l’Eglise que se cherche le refuge.
AVE MARIA… Haute et claire, une voix de femme s’élève dans la nuit et le silence qui se fait . AVE MARIA… La voix est douce et monte et tout est silence . AVE MARIA…GRATIA PLENA DOMINUS TECUM… La voix atteint sa plénitude et se développe dans la nuit. Chacun des croyants doit sentir monter en lui les souvenirs perdus de son enfance, les prières oubliées mais qui lui reviennent comme la bulle d’air revient à la surface de l’eau. AVE MARIA…Longue et sempiternelle la prière s’élève, qui demande protection, pardon et espoir…L’impression qui se dégage de cette foule en prière alors que, régulier et implacable, le canon tonne, a quelque chose d’hallucinant. Malgré soi, on est pris par l’ambiance de cette peur que l’on sent latente, et qui petit à petit se calme dans la prière. Les détonations s’espacent et les voix se sont tues. Le sommeil reprend ses droits…
Le lendemain matin, le réveil est difficile et les traits tirés des visages rappellent l’étrange ambiance de la nuit. Nous allons aux nouvelles. Des éclats sont tombés dans le village et ceux-ci se marquent sur les façades des maisons. La toiture d’un petit atelier s’est effondrée, entraînant une partie du mur de la façade. Les soldats qui la veille encore visitaient les bistrots ont disparus. Les camions ont été abandonnés sur la place de Saint Martin. Des gens rodent autour, essayant de voir ce qu’ils contiennent. A 10 heures,un homme arrive essouflé dans la grande salle, annonçant que les Français ont autorisé la population à s’approprier le contenu des camions avant l’arrivée des Allemands. C’est une ruée… En un rien de temps, la salle est vide. Puis ils reviennent, chargés de caisses, de sacs, de linges, de conserves. C’est une lutte de vitesse pour s’approprier les vivres, auxquels les gens tiennent le plus. Les objets de luxe, et il y en a d’étonnants, sont plus généreusement partagés. Que font dans ces camions, les écrins à bijoux vides, marqués d’un bijoutier de Courtrai, que j’ai vu traînant, et la garniture de cheminée en bronze qui est restée dans un camion… Et les sous-vêtements de femme en soie, que le populo se montre en riant : »C’est avec çà qu’ils font la guerre… ».
La journée se passe dans le calme. Les gens sont occupés par ce qu’ils ont pu ramasser et la guerre semble oubliée.
Chapitre 6
Sur les routes secondaires, du matériel anglais traîne. Des munitions étalées sur les côtés de la route, des couvertures genre loden, j’en ramasse deux. Des voitures d’officiers, hors d’usage, dont on commence à enlever tout ce qui est possible, des lettres et des objets personnels traînent. Je ramasse un Gilette qui remplacera celui que j’ai perdu. Le dîner, composé en partie des conserves des camions, est pris dans le calme. Tout le monde est d’accord pour estimer que l’arrivée des Allemands est imminente.
Le pillage des choses abandonnées par les armées est général, les gens ramassent tout ce qu’ils peuvent. Toute la journée, des fusillades se sont fait entendre tantôt lointaines, tantôt plus proches, coupées de rafales de mitrailleuses. Le soir descend, et je me trouve dans l’encadrement de la porte qui donne sur la cour. Pi’ch Patch… Un petit objet dur vient de claquer sur le sol et a rebondi contre le mur. Je regarde, étonné, quand un second, après avoir ricoché retombe à deux mètres de moi. Il s’agit d’un schrapnel. Des autres suivent, dont certains rebondissent sur les toits et tombent dans la cour. Ils sont annoncés par de petits sifflements brefs, comme ceux d’une abeille. Ils soulèvent de petits nuages de poussière . La notion du danger s’est estompée, car le danger depuis des jours est partout, et il est étrange de constater la faculté d’adaptation de l’homme aux circonstances dans lesquelles il vit.
Dans la salle, la conversation languit. Nous sommes sans nouvelles de l’extérieur et seules les rumeurs souvent fausses alimentent les conversations. Chacun pense à ceux qu’on a laissé derrière soi. Je me retrouve dans mon lit, me demandant ce que sera demain. Les canons se remettent à gronder en coups de plus en plus rapprochés. Le sol vibre et tremble à chaque détonation. C’est un tonnerre ininterrompu. Des gosses se remettent à pleurer. Une allumette craque et s’éteint, laissant un point rouge d’une cigarette dans le noir. Puis une détonation, comme la chute d’une masse et le bruit d’une explosion. Un obus a dû tomber pas bien loin. Des gens se lèvent et les cris reprennent. On devine la panique prête à se déclencher, malgré la voix de ceux qui essayent de minimiser le danger. Les prières reprennent, comme la veille au soir. Puis l’intensité des détonations diminue.
Le lendemain, avec Noël, nous allons prendre un verre au bistrot. Il y a eu quelques dégâts au village où différents immeubles ont souffert. Les denrées se font rares et les prix augmentent. Le pain est distribué au compte-gouttes. Les gens sont tous dans la même situation, sans distinction de classe et de fortune, et sont en fait beaucoup plus humains qu’en temps normal. Il règne une certaine gentillesse inhabituelle. On s’aborde sans se connaître pour se demander des nouvelles. En fait, le malheur des temps rapproche les gens.
Un peu plus tard, nous descendons vers Boulogne. La route est jonchée des deux côtés de fusils abandonnés. Les crosses sont cassées et des débris d’uniformes s’y entremêlent. Quelques maisons ont soufferts des effets de la dernière nuit. Nous nous trouvons sur le boulevard qui longe les anciennes fortifications. Tout le long de celui-ci, des camions, des voitures attelées sont abandonnées par les armées. Des munitions traînent sur le sol. Des boîtes contenant des torpilles aériennes gisent sur le boulevard. Dans tout ce matériel, des gosses jouent malgré les remontrances des passants. Devant la vieille porte de la ville, deux tanks français hors de combat. Le spectacle de tout cet abandon est lamentable. Des gens fouillent les camions et ramassent les choses les plus hétéroclites.
Boulogne a terriblement souffert du bombardement. Les maisons écroulées, les paquets de décombres qui jonchent les rues, les fils téléphoniques qui pendent en travers des rues, toutes ces marques cruelles de la guerre. C’est le même spectacle qu’à Dunkerque. Dans le port, c’est le même abandon de matériel. Des bateaux coulés. A une certaine distance de la plage, une proue de navire émerge droit vers le ciel. Nous retournons à Saint Martin.
C’est dans l’après-midi de cette journée que nous devions voir le premier Allemand. Comme nous débouchions sur la grande route, un bruit de moto arrivant à grande allure en pétaradant. Une moto avec side-car gris foncé. Sur la moto, un soldat coiffé de l’énorme casque que nous avions connu durant l’autre guerre. Il disparaît vers Boulogne. Les gens se sont arrêtés, surpris. On réalise difficilement que les Allemands étaient si proches.
Le lendemain, une colonne motorisée s’étirait à travers le village. Ils se dirigent vers Calais et Dunkerque qui encerclés, tiennent toujours. D’énormes véhicules automobiles, carrossés comme des chars à bans, composés uniquement de sièges qui prennent toute la largeur du véhicule. De grands camions ’MAN’ avec remorques. Des bâches les recouvrent, et le tout est uniformément peint en gris foncé. Sur les portières, des inscriptions à la craie : « Wir fahren nach Engeland ».
Nous descendons vers Boulogne, et apprenons que Calais a capitulé. Nous voyons passer les premiers prisonniers anglais, français et belges sur la route de Boulogne à Saint Martin, encadrés d‘Allemands, le fusil en bandouillère. Les Anglais conservaient une allure digne dans le sort qui leur était défavorable. Les Français et les Belges semblaient plus abattus et sans espoir. La municipalité a apposé sur les murs les instructions destinées à la population : les citoyens sont invités sur instruction des Allemands, à venir déposer à la Mairie les postes de TSF munis d’une étiquette portant l’identité du propiétaire. Un autre avis annonce que l’argent belge peut être échangé au pair. (Le lendemain, cet avis était abrogé, et le cours était cette fois fixé à 200 francs français pour 100 francs belges, pour être peu après à nouveau fixé au pair. Toutes ces fluctuations, qui me rappelaient les plus beaux jours de la bourse, permirent quelques petites opérations financières assez fructueuses quoique involontaires.
Plus tard, chacun commença ses préparatifs de départ. La grande salle prenait l’aspect d’un hall de gare, avec le brouhaha de la foule qui s’affaire au moment du départ. Les femmes qui s’énervent, et défont dix fois le même colis pour y ajouter l’objet oublié. L’homme, placidement attend, tirant sur sa cigarette. L’homme est toujours le maître…quand sa femme est d’accord. Le soir, la grande salle est au trois quart vide, et en paraît plus grande. Dehors, pas un souffle de vent et le silence serait complet si par moment un bruit de vaisselle ne parvenait d’une fenêtre. Demain, nous serons sur le chemin du retour, et une nouvelle page de notre vie sera tournée.
Le lendemain, la presque totalité de mon bagage et ceux des Abels étaient liés sur un vélo, et nous nous mettons en route vers Devres. Deux motocyclistes allemands, portant autour du cou la plaque de cuivre en demi-lune avec le mot « Feldpolizei » viennent à notre rencontre. Ils nous demandèrent où nous allions. Comme il posait la question en allemand, Paul, qui était de Welkenraedt, village de la frontière belgo-allemande, lui répondit dans le même langage : Nous rentrons en Belgique. Le fridolin nous avertit que nous ne pouvions pas. Les routes devaient rester libres tant que les combats ne seraient pas terminés en Belgique, ce qui, ajoutèrent-ils, serait l’affaire de quelques jours. C’est ainsi que nous apprîmes que l’armée belge tenait encore une poche qui suivait la Lys. Ils ajoutaient que la Belgique avait subi relativement peu de dégâts, sauf certains endroits où l’on s’était battu. Les quelques jours prédits par l’Allemand devaient durer deux semaines, avant que l’autorisation de circuler sur les routes soit donnée.
Entretemps, l’armée belge a capitulé, et des discussions s’engagent entre Français et réfugiés belges, qui se noient dans des flots de paroles et de reproches, comme si cela pouvait changer le cours des évènements. Non contents de les abandonner, les Français reprochent aux Belges de venir manger leur pain qui est déjà rare. Une femme traite les Belges de « boches du Nord ». On reproche au Roi des Belges ses origines allemandes, et des tas d’arguments aussi bêtes que pauvres et qui sont plus causés par le désarroi des gens qui sont malheureux et blessés dans leur fierté nationale.
Aujourd’hui, trois semaines plus tard, nous sommes à Lille, ayant fait la route de Boulogne par Devres, Lumbres, Saint Omer, Hazebrouck, Merville Armentières à pied, logeant chez l’habitant, admirant la maman de Madame Abels qui courageusement, sans une plainte malgré ses 74 ans, nous accompagnait. Beaucoup de monde sur la place de la gare, quand débouchant du boulevard, précédé du remous de la foule, des prisonniers français se mirent à défiler sur plusieurs rangs, encadrés de leurs gardiens. Ils passaient lentement, fatigués, les hommes de l’armée métropolitaine mêlés aux hommes de l’armée coloniale. Ils défileront pendant de longues heures, pendant que la population les regarde le cœur serré, les acclamant malgré tout. Les femmes reviennent avec de la nourriture, de la boisson, beaucoup d’entre elles ont les larmes aux yeux. Il y a quelque chose de poignant de voir ainsi défiler prisonniers ceux qui étaient les nôtres, qui avaient défendu les mêmes principes, les mêmes idéaux, la même conception de la liberté que tous nous portions en nous. Toutes les armes défilaient ainsi, simples soldats et officiers au képi bleu azur, les goumiers, les spahis, les Sénégalais à la haute stature, aux dents éclatantes, coiffés de la chéchia rouge, ceux de France, le génie, l’artillerie, la ligne. Des officiers français s’étaient remis en tête des hommes, et je verrai toujours ce colonel de haute taille,cheveux gris, marchant contracté, la mâchoire serrée pendant que des larmes lui descendaient sur les joues.
Les prisonniers ont cessé de défiler quand trois grands autocars s’arrêtent en face de la gare. Des Allemands portant l’uniforme des chemins de fer disparaissent dans la gare. Nous apprenons que les autocars civils viennent d’Anvers, et retournent à vide. Ils acceptent des passagers moyennant vingt francs par personne. Nous nous dépêchons à embarquer les bagages, et nous retrouvons tous confortablement installés. Puis c’est le départ, dans la direction de Tournai. La route est longue de 24 Kms , et pendant ces 24 Kms , nous avons remonté la plus grande colonne de prisonniers qu’il m’ait été donné de voir. Nous pénétrons en Belgique. Quelques destructions aux carrefours, les champs sont vides de leurs travailleurs habituels. Tournai est une des villes qui a le plus souffert de la guerre. Les façades des maisons sont criblées d’éclats et de balles. Le centre est entièrement détruit. Des amoncellements de ruines, des façades dont les fenêtres sont comme des yeux d’aveugle. La cathédrale est sauve, malgré les dégâts. Le pont qui enjambe l’Escaut a sauté, endommageant les vieilles tours moyenâgeuses qui se regardent depuis des siècles. Un pont de bois permet la traversée. La route s’étend vers Leuze, où nous nous arrêtons quelques instants pour nous désaltérer et acheter des cigarettes. Tous les occupants des cars arborent de larges sourires, heureux de se retrouver en Belgique. La guerre semble oubliée, peut-être par le fait que pas un seul Allemand ne se trouve en vue, et que le soir même nous allons retrouver les nôtres. Les cigarettes que je viens d’acheter, des Belgas, ont la saveur des choses que l’on aime et dont on a été privés depuis longtemps. Je ne me rappelle pas avoir fumé avec plus de plaisir que ce jour-là.
Ath, Enghien, Halle, il reste 13 Kms pour atteindre Bruxelles. Buizingen, Drogenbos, premières tentacules de la ville qui s’étend. La nuit est imminente quand les cars stoppent à la gare du Midi. Ceux qui sont arrivés à destination descendent. Je jette un regard étonné, la ville semble morte, aucun tram, les boulevards vides, pas de circulation, quelques rares piétons. Je prends rendez-vous avec les Abels pour le mercredi suivant, et muni de mes bagages ai un moment d’hésitation. Où aller, à la maison ? Il est plus que probable que ma femme et les enfants seront chez sa mère. Je risque de me retrouver seul dans un appartement désert. Au lieu de prendre la direction de Laeken où nous habitons, je longe la gare du Midi par l’avenue Fonsny et me rend rue Edison, par les rues désertes.
Rue Edison. Les volets sont baissés. Je m’arrête un instant. Des bruits de voix que je reconnais. Je ne sais pourquoi, je ne sonne pas mais toque au volet. Puis, je reviens vers la porte. Celle-ci s’ouvre. Ma femme est devant moi.
FIN – Tous droits réservés
Bonjour, quel témoignage émouvant. Du vécu. Merci pour le partage.
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